Article 2 - La coexistence multiculturelle et le rapport de 2006
- Thomas Littel Fortuna
- 30 oct.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 oct.
Introduction
Cet article est un chapitre introductif à une série d’articles autour du concept du tabunka kyôsei (多文化共生), sujet que j’ai pu étudier. Le terme « multiculturalisme » est certes répandu, on peut cependant traduire tabunka kyôsei par « coexistence multiculturelle », qui semble en effet plus correct si l’on considère l’absence de -shugi (主義, équivalent de nos -ismes), et que l’on décompose le mot, tabunka évoquant « nombres de cultures », et kyôsei la « coexistence »[1].
Pour comprendre cette coexistence culturelle, je me suis beaucoup appuyé sur les travaux de Higuchi Naoto[2], dont j’ai d’ailleurs traduit un article pour mon mémoire. Ici, je vais donc présenter le premier rapport, qui date de 2006, qui donne une première définition à ce concept. Nous pouvons observer que cette officialisation marque un changement clair dans la politique migratoire japonaise, car il fut suivi par d’autres rapports qui analysent l’efficacité des mesures prises. J’aimerai donc ensuite, via d’autres articles qui porteront sur l’actualité des politiques migratoires de manière plus générale, étudier l’évolution de ce concept, mais étant donné qu’il ne s’agit que d’un concept, il est important d’analyser le contexte et les politiques mises en place.

Infographie de David Green sur la part en % des migrants 1970-2016, Migration Policy Institute, 2020 (sources : chiffres de 2017 du Japan Ministry of Internal Affairs and Communications Statistics Bureau et du Ministère de la Justice ; Japan Statistical Yearbook 2016)
Les nouveaux flux migratoires dans les années 1990
A partir des années 1980, le Japon a accueilli de nombreux migrants auxquels on se réfèrent aujourd’hui avec le terme de « new-comers ». Ce flux est le résultat de politiques telle que l’établissement d’un statut de « résident de longue durée » (teijû-sha 定住者) en 1989, statut spécial qui permet entre-autre la venue : (1) de réfugiés, (2) de Nikkei-jin de 3ème génération, c’est-à-dire des descendants de japonais ayant migrés vers l’Amérique latine au moment de la guerre, (3) de descendants de japonais qui sont restés sur le territoire chinois après la guerre[3]. Il est important de mettre en perspective le terme « new-comers » avec celui de « old-comers », celui-ci désignant les migrants venus au Japon avant ou pendant la guerre, souvent en provenance de pays sous domination japonaise, donc la Corée, la Chine et Taiwan. Ceux qui sont restés au Japon après la fin de la guerre bénéficient souvent d’un autre statut qui est celui de « résident permanent spécial » (tokutei eijû-sha 特定永住者), accordé dès 1965 aux Coréens du Sud suite à un accord bilatéral, puis au reste des migrants en 1991. Alors qu’on compte parmi les old-comers des Coréens (souvent appelés Zainichi, terme signifiant justement qu’ils sont restés au Japon), des Chinois et des Taiwanais en majorité, les new-comers sont souvent originaires d’Asie du Sud Est ou d’Amérique latine. Il y a donc un phénomène de diversification des pays d'origines.

Infographie : Ibid.
La définition de la coexistence multiculturelle
En 2006, le Ministry of Internal Affairs and Communications (abrégé en MIC) publie le Rapport de l’équipe de recherches sur la promotion de la coexistence multiculturelle (tabunka kyôsei no suishin ni kan-suru kenkyû-kai hôkokusho 多文化共生の推進に関する研究会報告書[4]). Cette équipe de recherche a donc effectué un état des lieux du tabunka kyôsei suite à la commande du gouvernement, et en donne une définition officielle : société dans laquelle « des personnes de nationalités ou de groupes ethniques différents respectent les différences culturelles de chacun, et visent à vivre ensemble sur un pied d’égalité en tant que membres d’une communauté ». Avant ce rapport, même quand il n’avait pas encore de définition claire, ce concept avait déjà été utilisé. Il a notamment émergé après le tremblement de terre de Kobe en 1995, lorsque c’était produit un phénomène de « visibilisation » d’existences auparavant méconnues. Après la catastrophe, un centre d’aide avait été mis en place pour les étrangers ayant besoin d’aide, justement appelé « centre de coexistence multiculturelle »[5]. Deux mesures phares du rapport de 2006 sont l’accès aux informations essentielles à connaître en temps de catastrophe naturelle, et l’exhortation du gouvernement à l’organisation d’évènements interculturels pour créer des liens et visibiliser les personnes d’origines étrangères.
Les crises révèlent les fragilités du concept de coexistence multiculturelle
La crise de 2008 fut de même un évènement permettant de constater la situation de fragilité dans laquelle vivent les migrants. Cette fragilité est indirectement liée au « Technical Intern Training Program »[6], mis en place en 1993 pour transférer des compétences, des techniques, ou des savoirs à des migrants en provenance de pays en développement. Ce programme a facilité la venue de migrants pour une durée déterminée en leur donnant l’accès à certains secteurs, souvent manufacturiers. Une particularité de ces métiers est qu’il demande très peu d’interactions, or, les principaux secteurs touchés par la crise furent justement ces secteurs ouverts aux migrants, et ils furent les premiers licenciés en raison de leur lacune langagière. Un programme d’apprentissage de la langue fut donc lancé en 2009 pour aider les migrants. Higuchi Naoto pense cependant que se cantonner à des « mesures molles » comme la langue ou les échanges ne suffisent pas à résorber l’inégalité socio-économique, accordant une certaine importance aux causes structurelles.
Problématiques et perspectives
Pour finir, bien que ce concept s’applique en théorie à tous les migrants présents sur le territoire japonais, le choix d’adopter ce concept plutôt qu’un autre présente certains enjeux. Dans les textes officiels des années 2000, le terme désignant les étrangers en général (gaikoku-jin 外国人) fut souvent utilisés pour désigner les new-comers - voire les Nikkei-jin seulement[7] - et semble exclure les old-comers. Surtout les Zainichi, ce qui dénote une discrimination influencée par les relations entre le Japon et la Corée selon Higuchi Naoto. En effet, la question des femmes de réconfort durant les années 1990 et la remilitarisation progressive du Japon a ravivé les plaies de la guerre...
Je reviendrai donc, dans d’autres articles, sur l’étude de ce parallèle trompeur entre new-comer et old-comers dont les problématiques sont différentes car les premiers rencontrent des difficultés à s’intégrer en raison de la ponctualité de leur séjour, tandis que les seconds subissent une discrimination inconsciente. Aussi, cet article servira de base comparative pour étudier les nouveaux rapports, et aborder la question des changements récents au niveau des statuts de résidence.
[1] Konuma Isabelle, « La ”coexistence multiculturelle” au Japon, une politique d’intégration? », Plein Droit, n°121, 2019, p.24
[2] Higuchi Naoto 樋口 直人 – « La coexistence multiculturelle peut-elle être un principe politique ? » dans Qu’est qu’une politique migratoire ? Penser ancré dans la réalité japonaise, Takaya Sachi 髙谷 幸 (dir.), Jinbun Shoin, 2019, p.129-144
[3] Ministry of Justice (Japan). “Long-Term Resident.” Immigration Services Agency of Japan. Accessed October 26, 2025. https://www.moj.go.jp/isa/applications/status/longtermresident.html
[4] Ministry of Internal Affairs and Communications (Japan). Survey on Foreign Residents 2019. Accessed October 26, 2025. https://www.soumu.go.jp/main_content/000706219.pdf
[5] Ministry of Internal Affairs and Communications (Japan). Survey on Foreign Residents 2021. Accessed October 26, 2025. https://www.soumu.go.jp/main_content/000798100.pdf
[6] Japan International Trainee & Skilled Worker Cooperation Organization (JITCO). Regulations and Systems Related to Technical Intern Training. https://www.jitco.or.jp/en/regulation/index.html
[7] Shiobara Yoshikazu, « Genealogy of tabunka kyosei: A Critical Analysis of the Reformation of the Multicultural Co-living Discourse in Japan », International journal of japanese sociology, vol.29-1, 2020


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