Article 3 - La naissance du marxisme japonais
- Marc-André Claustre
- il y a 6 jours
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Dernière mise à jour : il y a 1 jour
L'auteur nous propose ici un résumé critique du chapitre de Kurokawa Iori 黒川伊織 (actuellement membre du centre de recherche sur la promotion des études interculturelles de l'université de Kobe) sur le marxisme de l’ère Taishô, publié dans l'ouvrage collectif de Yamaguchi Teruomi 山口輝臣 sur l’Histoire de la pensée, publié en 2022 [NDLR].
Introduction
On oublie souvent que le marxisme a occupé pendant toute une période une place prépondérante dans le monde universitaire japonais. Le marxisme a par exemple dominé l’historiographie d’après-guerre, où il a servi de méthode d’analyse pour tenter comprendre comment le Japon s’était engagé sur la voie de la guerre et, dirons certains, du fascisme. Il a par la suite décliné avec la réalisation du « miracle économique japonais », avant de s’effacer des suites de l’effondrement du Bloc de l’Est.
Dans l’article dont nous traitons ici, Kurokawa Itô étudie le marxisme au cours de la période Taishô (1912-1926), qu’il identifie comme le moment où cette pensée a été assimilée pour la première fois au Japon en tant que système, et mise en lien avec des volontés de réforme de la société réelle. Il remarque que c’est au cours de cette période qu’ont été posées les bases du marxisme d’après-guerre, notamment en ce qui concerne sa scission entre un courant proche du parti communiste et un courant socialiste indépendant.
Résumé de l'article
L'auteur situe l’introduction du matérialisme historique au Japon, c’est-à-dire le concept marxiste qui pose que les sociétés suivent des étapes de développement où se succèdent différents modes de production (typiquement : esclavage → féodalisme → capitalisme), au début des années 1910, par des penseurs tels que Sakai Toshihiko et Kawakami Hajime, mais indique que le premier à l’avoir appliqué au Japon est Yamakawa Hitoshi. Tout au long de son article, l'auteur met fortement l’accent sur le rôle essentiel de ce penseur socialiste dans la constitution du marxisme de la période Taishô. Il remarque qu’à l’époque, les socialistes comme Sakai et Yamakawa se concentrent surtout sur l’économie et ne posent pas les institutions (notamment le système impérial, tennô-sei 天皇制) comme un problème. Il oublie cependant de lier cette lacune au fait que le mouvement socialiste japonais venait tout juste d’être frappé durement par la répression, justement pour avoir été critique du système impérial, au cours de la dite « Affaire de la haute trahison » (Taigyaku-jiken 大逆事件, 1910), avec condamnation à mort d’une dizaine de socialistes dont l’éminent anarchiste Kôtoku Shûsui.
Kurokawa identifie ensuite une rupture aux alentours de la fin des années 1910, avec au niveau national la différenciation en classes sociales et les émeutes du riz (été 1918), et au niveau international la révolution bolchevique et la fondation de l’Internationale communiste. Il explique correctement que ce contexte a fait émerger un certain nombre de médias en rapport avec le socialisme, permettant une diffusion réelle de la propagande socialiste, notamment auprès des intellectuels et des jeunes, citant le magazine Kaizô 改造 (Reconstruction). Le bolchevisme est introduit par la suite au Japon, non pas depuis la Russie, mais par l’intermédiaire de japonais passés au bolchevisme lors de leur séjour aux États-Unis, notamment Katayama Sen et Kondô Eizô. Ici aussi Yamakawa joue un rôle clé en écrivant de nombreuses publications sur le bolchevisme.
Selon l’auteur, la victoire des communistes russes en Sibérie permet la première prise de contacts réels entre l’Internationale communiste et les socialistes japonais, en particulier via Shanghai, le bolchevisme gagnant en influence en Chine. Le parti communiste japonais (PCJ) est ainsi fondé avec Yamakawa à sa tête (juillet 1922). Le parti est clandestin, mais Yamakawa se sert des médias pour diffuser ses positions. Kurokawa remarque justement que le parti et son dirigeant Yamakawa restent encore fortement influencés par le syndicalisme révolutionnaire et l’action directe. Le parti refuse ainsi de participer au mouvement pour le suffrage universel, position plus tard abandonnée sous pression de l’Internationale communiste. Yamakawa rompt en même temps avec l’anarchisme dans sa publication d’août 1922 « Le changement de direction du mouvement prolétarien » (Musan kaikyû undô no hôhô tenkan 無産階級運動の方向転換), en mettant l’accent sur la nécessité de la lutte politique de masse.
Puis, Kurokawa décrit comment Yamakawa et le parti continuent leur glissement vers la participation à la politique « bourgeoise », notamment du fait de la répression (incident de Kameido et d’Amakasu, persécutions des socialistes à la suite du séisme du Kantô). Ensemble, ils défendent par la suite la nécessité d’un parti prolétarien unique légal qui devrait se mêler de la Diète. Au printemps 1924 le parti s’auto-dissout, considérant que le mouvement doit plutôt se dédier à un parti légal en vue de réaliser la démocratie bourgeoise au Japon.
Au sujet des transformations du marxisme suivant l’auto-dissolution du PCJ, Kurokawa remarque que les socialistes de la première période sont remplacés par une élite étudiante représentée par Fukumoto Kazuo. Ce dernier dénonce la pensée de Yamakawa comme éclectique et comme confondant lutte politique et lutte économique. Il met l’accent sur l’importance de la théorie et souhaite reconstituer un parti idéologiquement pur, une avant-garde qui puisse guider la révolution. Cette focalisation sur la pureté théorique donne lieu à la constitution de nombreuses publications marxistes, et stimule en même temps les efforts de refondation du parti, reconstitué en décembre 1926 avec Fukumoto à sa tête. Kurokawa finit son article sur la scission que le marxisme connaît entre un courant affilié au PCJ, et un autre indépendant mené notamment par Yamakawa, deux courants qui persistent après-guerre.
En bref, Kurokawa résume assez fidèlement les étapes de l’introduction et de l’assimilation du marxisme au Japon pendant l’ère Taishô, en le mettant en lien avec l’évolution de la situation domestique et internationale. Il y a cependant quelques remarques à faire.
Analyse des idées de l'auteur et réflexions
Premièrement, Kurokawa ne semble pas suffisamment tenir compte des études récentes sur l’auto-dissolution du PCJ en 1924. Celles-ci montrent en effet un tableau plus nuancé : une grande partie de ceux qui ont voulu la dissolution ne l’ont voulu non pas parce qu’ils auraient vu le parti comme un obstacle, mais parce qu’ils pensaient qu’il était nécessaire de dissoudre temporairement le parti pour le débarrasser de ses éléments défaitistes et réformistes[1].
Deuxièmement, Kurokawa remarque justement qu’après la refondation du PCJ en 1926, Fukumoto a été critiqué par l’Internationale communiste, mais il semble vouloir dire qu’il a été critiqué pour avoir refondé le parti. Or, l’Internationale communiste urgeait au contraire le parti à se reconstituer. L’objet de la critique portait sur la tendance de Fukumoto à mettre l’accent sur la théorie au dépens de la pratique. L’Internationale communiste a dénoncé d’un côté la pensée de Fukumoto comme une forme de gauchisme, et de l’autre la pensée de Yamakawa comme une forme de d’opportunisme de droite[2].
Troisièmement, Kurokawa surestime le rôle de l’Internationale communiste dans la formulation des orientations du parti communiste, et par conséquent de la définition de la pensée marxiste au Japon. Les études récentes sur parti communiste japonais s’est montré relativement autonome jusqu’en 1926-1927[3], prenons pour preuve les écarts idéologiques importants qui existaient entre l’IC d’un côté, et de l’autre le marxisme de Yamakawa puis de Fukumoto. Trop mettre l’accent sur le rôle de l’Internationale communiste contribue à renforcer l’idée préconçue que le communisme et le marxisme auraient en quelque sorte été exportés de force au Japon.
Quatrièmement, les bornes historiques que prend l’auteur, c’est-à-dire la période Taishô (1912-1926) sont totalement arbitraires. Il n’y a priori aucune raison pour que le règne de l’empereur Taishô coïncide avec une périodisation du marxisme au Japon. Ce découpage historique le conduit à quasiment passer sous silence un moment pourtant central dans la définition du marxisme japonais : la controverse sur le capitalisme japonais (1927-1932)[4]. Cette dispute a opposé les marxistes de la « faction du colloque » (Kôza-ha 講座派, proches du PCJ) à ceux de la « faction ouvrière-paysanne » (Rônô-ha 労農派, non affiliés au PCJ, dont entre autres Yamakawa), sur la question du niveau de développement du capitalisme japonais. Les premiers affirmaient que le Japon restait encore en grande partie un pays semi-féodal absolutiste, et que par conséquent la tâche immédiate des révolutionnaires japonais devait être la réalisation complète de la révolution démocratique bourgeoise par une alliance du prolétariat, de la paysannerie, et de certaines couches de la bourgeoisie. Les deuxièmes voyaient au contraire le Japon comme pleinement capitaliste, et ses caractéristiques féodales comme purement résiduelles, et en déduisaient alors que le Japon devait être mûr pour une révolution socialiste prolétarienne.
Cette controverse a énormément d’implications, notamment sur la nature du système impérial. Ne pas tenir compte de ce débat dans la formation du marxisme japonais ― alors que la pensée marxiste a justement comme fonction essentielle de servir d’outil d’analyse du capitalisme ― paraît un peu difficile, d’autant plus que Kurokawa rappelle lui-même que l’opposition entre ces deux écoles du marxisme japonais a défini le marxisme d’après-guerre.
Les propos tenus dans cet article et les thèses qui y sont soutenues sont publiés sous la seule responsabilité de l'auteur, et n'engagent ni son institution d'appartenance ni la revue qui les publie.
Marc-André Claustre est en M2 de japonais à l'Inalco (Institut National des Langues et Civilisation Orientales). Il porte un intérêt pour l'Histoire sociale et politique du Japon moderne et contemporain, et mène ses recherches sur les mouvements sociaux des années 1920
Bibliographie :
Kurokawa Iori 黒川伊織 « Taishô marukusu-shugi » 大正マルクス主義 (le marxisme de l’ère Taishô) publié dans Yamaguchi Teruomi 山口輝臣 (ed.), Fuke Takahiro 福家崇洋 (ed.), Shisô-shi kôgi [Taishô hen] (Cours sur l’Histoire la pensée [Taishô]) 思想史講義【大正篇】, 2022, Chikuma shobô 筑摩書房
[1] Inumaru Giichi 犬丸義一, Dai ichi kyôsantô shi no kenkyû 第一次共産党史の研究 (Étude sur le premier parti communiste), 1993, p. 346-376
[2] George M. Beckmann, Genji Okubo, The Japanese Communist Party 1922-1945, Stanford University Press, 1969, p.83-86, p.122-123
[3] Tatiana Linkhoeva, New Revolutionary Agenda: The Interwar Japanese Left on the “Chinese Revolution”, University of Hawai'i Press, 2017
[4] Sur ce sujet, lire René Zapata, « Le marxisme au Japon » in : Actuel Marx 1987/2 (n.2), Presses Universitaires de France, 1987


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