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Article 1 – La stratégie japonaise dans les îles du Sud face à la menace chinoise

  • Thomas Fassler
  • 25 oct.
  • 6 min de lecture

La Chine, premier adversaire stratégique du Japon

 

La Chine constitue pour le Japon son principal rival, tant au niveau régional que mondial. Dans les trois documents stratégiques publiés en 2022 — la National Security Strategy (NSS, 国家安全保障戦略), la National Defense Strategy (NDS, 国家防衛戦略) et le Defense Build-up Program (DBP, 防衛力整備計画) — Pékin est désignée comme le « Principal adversaire stratégique du Japon ». Plus récemment, le ministre de la Défense Gen Nakatani soulignait, dans la préface du Livre blanc de la défense (防衛白書) de 2025 : « La Chine a rapidement accru ses dépenses de défense nationale, renforçant ainsi, tant sur le plan qualitatif que quantitatif, ses capacités militaires, et intensifiant ses activités en mer de Chine orientale, notamment autour des îles Senkaku, ainsi que dans le Pacifique ».


L’ampleur de cette montée en puissance est particulièrement visible dans le domaine naval. La marine chinoise a connu une croissance spectaculaire au cours de la dernière décennie, provoquant un déséquilibre croissant avec les forces japonaises. En 2012, le Japon disposait de 51 navires de plus de 1 000 tonnes, contre 40 pour la Chine. En 2021, la tendance s’était inversée : 70 unités pour le Japon (+37 %) contre 132 pour la Chine (+230 %). À cela s’ajoute l’essor des garde-côtes chinois, que certains analystes, tel Yamamoto Katsuya (SPF), qualifient de « seconde marine » en raison de leurs capacités et de leur rôle stratégique. La présence chinoise s’illustre également par l’activité soutenue de ces garde-côtes autour des archipels contestés. Dans la zone des îles Senkaku — situées à 70 km des côtes taïwanaises — des navires chinois ont été détectés dans les eaux territoriales japonaises (12 milles marins, soit 22 km des côtes) durant 355 jours sur l’année 2024. Cette intensification de la présence militaire est renforcée par la multiplication des exercices conjoints menés en mer du Japon, notamment avec la Russie, dont le rapprochement stratégique avec la Chine constitue une autre source d’inquiétude pour Tokyo.


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« Nombre d’intrusions par jour dans la zone contiguë et les eaux territoriales de l’archipel des Senkaku par les garde-côtes chinois », Japan Coast Guard Annual Report 2022, Japanese edition, p. 16.

 

 

La présence chinoise dans le Pacifique constitue également une source de préoccupation. Plusieurs États insulaires de la région se rapprochent de Pékin et signent des partenariats, à l’image des îles Salomon en 2019 ou des îles Cook en février 2025. Parallèlement, la marine chinoise étend progressivement son rayon d’action et n’hésite plus à se déployer jusqu’au large des côtes australiennes, où elle a mené des exercices à munitions réelles au début de l’année 2025. Cette évolution ne passe pas inaperçue au Japon. Selon les enquêtes d’opinion réalisées par le Bureau du Cabinet du Premier ministre, 61,7 % des personnes interrogées considéraient en 2012 que la Chine « contribuait à la paix et à la sécurité du Japon ». En 2021, cette proportion était tombée à 30 %.


 

Le réarmement des îles du sud, mesure cadre dans la défense du Japon


L’archipel de Sakishima, situé au sud-ouest des îles principales japonaises, tend à devenir le pivot d’une stratégie plus globale de dissuasion face à la Chine. Proche des côtes chinoises et de Taïwan, cette zone est directement exposée aux tensions régionales, marquées par les incursions répétées dans l’espace maritime et aérien japonais ainsi que par des exercices militaires chinois menés à proximité immédiate de Taïwan. Si le département d’Okinawa est depuis longtemps familier d’une présence militaire américaine, il fait désormais l’objet d’une attention renouvelée en raison de l’évolution des capacités chinoises. Pékin a considérablement accru ses stocks de missiles balistiques, qu’il s’agisse de systèmes de moyenne portée (environ 3 000 km) ou de longue portée (jusqu’à 5 500 km), plaçant directement le Japon et ses principaux partenaires — États-Unis, Philippines, Australie — dans leur champ d’action. Cette situation alimente la perception d’un « missile gap », c’est-à-dire d’un déséquilibre en matière de capacités de frappe.


En réaction, Tokyo a engagé un renforcement substantiel de ses propres moyens. Le missile antinavire Type 12, développé par Mitsubishi Heavy Industries (MHI) en 2012 et initialement doté d’une portée de 200 km, sera déployé en 2025 dans une version modernisée atteignant 900 km. Selon plusieurs grands médias japonais, l’objectif à terme serait de développer une capacité de frappe allant jusqu’à 1 500 km. Le choix des zones de déploiement n’est pas anodin : le Japon concentre ses installations sur les îles Yaeyama, qui constituent la partie la plus occidentale de son territoire, avec Ishigaki, Iriomote et Yonaguni comme points stratégiques. Située à seulement 125 km de Taïwan, cette dernière accueille depuis 2016 une unité d’observation, renforcée en 2022 par un escadron de réponse rapide de l’armée de l’air et, en 2024, par une seconde unité terrestre. Sur Ishigaki, distante de 240 km de Taïwan, une unité de sécurité terrestre ainsi que des batteries de missiles antiaériens et antinavires ont été installées dès 2020. Des dispositifs similaires ont été déployés au même moment le long de l’archipel, notamment à Miyako, Okinawa et Amami-Ōshima.


L’ensemble de ce dispositif permet de couvrir largement l’archipel d’Okinawa ainsi que Taïwan. De nouveaux équipements viendront encore le renforcer, à l’image de l’Anti-Ship Missile for Island Defense, actuellement en développement par Kawasaki Heavy Industries (KHI), qui devrait atteindre une portée maximale de 2 500 km. Le Japon investit également dans les technologies émergentes, telles que les missiles hypersoniques. Avec le soutien des États-Unis, le ministère de la Défense a annoncé avoir mené plusieurs tests concluants dans ce domaine.

 

La population locale peu favorable

 

Cette militarisation accrue des îles n’est pas sans provoquer de réactions au sein de la population locale. Le département d’Okinawa est déjà fortement exposé à la présence militaire, en particulier américaine : les United States Forces Japan (USFJ) comptent plus de 55 000 soldats stationnés sur l’archipel, dont plus de 70 % se trouvent à Okinawa. Au total, près de 25 % du territoire départemental est occupé par une trentaine de bases américaines. À cette présence s’ajoute la contribution financière de Tokyo, qui s’élève à environ 1,4 milliard de dollars par an.


La présence de ces bases soulève de nombreux problèmes au sein de la population locale, qui organise régulièrement des manifestations pour réclamer le retrait des troupes américaines. Plusieurs affaires d’agressions sexuelles commises par des militaires américains restent profondément ancrées dans la mémoire collective et ternissent durablement leur image auprès des habitants de l’archipel, déjà fortement affectés par le poids de cette présence. En 1995, le viol d’une fillette de douze ans par plusieurs soldats avait déclenché une mobilisation rassemblant plus de 80 000 personnes. Ou plus récemment, en 2016, le viol et l’assassinat d’une jeune femme par un employé américain avaient provoqué une nouvelle vague de contestation réunissant plus de 50 000 manifestants. Parmi les revendications récurrentes figure depuis 1996 le déménagement de la base des Marines de Futenma. Située près de Naha, dans une zone densément peuplée, elle est souvent qualifiée de « base la plus dangereuse du monde », en raison des 167 accidents recensés depuis 1972, année du retour de la souveraineté japonaise sur Okinawa. Le projet prévoit son transfert vers la baie de Henoko, ce qui suscite également une vive opposition locale, la construction devant en partie empiéter sur un récif corallien. Malgré cette contestation, la Cour suprême japonaise a validé en 2023 le plan du gouvernement.


Certaines contestations ont parfois conduit à l’annulation de certains projets de déploiement. Ainsi, en 2020, le Japon avait envisagé l’acquisition auprès des États-Unis d’un système Aegis Ashore, composé de radars ainsi que de missiles antinavires et antiaériens. Le gouvernement a finalement renoncé à ce programme, notamment dans les départements d’Akita et de Yamaguchi. A l’époque, le ministre de la Défense avait alors reconnu avoir « causé des désagréments à la population locale » et présenté ses excuses, tout en poursuivant le déploiement de dispositifs similaires à Okinawa, ce qui avait amené à de fortes réactions, et notamment d’accusation de discrimination, ce qui a finalement mené à l’abandon complet du projet.

 

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« Manifestants protestant contre les travaux prévus de la base aérienne américaine de Futenma dans la zone côtière de Henoko, à Nago, dans la préfecture d'Okinawa, au Japon (Kyodo News, Lowy Institutes). »

 

 

Conclusion

 

Le Japon opère une militarisation de ses îles les plus proche des zones de tension avec son voisin chinois (Senkaku, Taïwan). L’installation de nouveaux équipements antinavire, s’opère alors que les capacités de la Marine chinoise augmente chaque année. En réponse au manque d’équipement balistique de longue portée, le Japon a choisi d’installer ses batteries dans les îles les plus voisines de Taïwan. Si ces opérations et ces investissements sont considérables pour un pays ne disposant pas officiellement de force armée, Tokyo est encore loin de pouvoir assurer sa défense seul, et repose encore largement sur les Américains pour sa sécurité. Ce qui créé une grande source de conflit auprès de la population d’Okinawa, considérant qu’elle paie le plus lourd tribut de cette présence américaine.

 

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